Ce n’est pas parce que c’est complexe que c’est compliqué ! (1/3)
Le défi majeur des entreprises est de gérer cette complexité qui génère aujourd’hui la plupart des freins et des blocages qu’elles rencontrent.
L’humanité atteint un niveau de complexité inégalé. Le défi majeur des entreprises est de gérer cette complexité qui génère aujourd’hui la plupart des freins et des blocages qu’elles rencontrent. Et pourtant, ce n’est pas parce que c’est complexe que c’est compliqué.
Ce n’est pas parce que c’est complexe que c’est compliqué !
On parle souvent de problème complexe, d’une situation ou d’une organisation complexe… en réalité juste pour dire « compliqué » de manière élégante.
Et pourtant, complexe ne veut absolument pas dire compliqué !
En effet, d’après Edgar Morin[1], chercheur français de renommée mondiale ayant dédié sa vie à la compréhension de la complexité, le mot complexe vient du latin complexus qui signifie « tissé ensemble ». Il définit un système, c’est à dire un ensemble comprenant de nombreuses entités qui interagissent entre elles[2]. Ainsi le corps humain, une entreprise, l’Europe sont des systèmes complexes.
Ce qui est sûr, c’est que plus le système est complexe, plus il est difficile à appréhender. On a du mal à saisir toutes les interactions entre les entités qui le composent. Son comportement comme son développement sont donc difficiles à prévoir.
Un système complexe peut donc sembler compliqué. Pourtant la complication peut aussi toucher des choses simples. Certains se font même une spécialité de rendre tout compliqué surtout ce qui devrait être simple !
La théorie de la complexité : une histoire pas vraiment nouvelle…
Les recherches en matière de gestion de la complexité sont relativement anciennes. Un des premiers à avoir formulé le mode de fonctionnement d’un système complexe est Pascal. Il disait « Je ne peux comprendre un tout que si je connais particulièrement les parties, mais je ne peux comprendre les parties que si je connais le tout. ».
Tout au long du 20ème siècle, des générations de chercheurs vont étudier la complexité et apporter des outils pour mieux la comprendre, chacun dans leur spécialité : mathématiques, communication, sciences des automates, de l’information, étude des réseaux de neurones, électronique, cybernétique, et même psychologie … De grands noms vont se croiser sur le sujet comme Bachelard, Shannon, Weaver, Turing, Von Neummann, Von Foerster, Wiener, Van Bertalanffy, Monod, Forrester, Simon, Watzlawick, Le Moigne, Morin, etc.
Alors que tant de gens brillants se sont penchés sur la gestion de la complexité pourquoi la gérons-nous toujours aussi mal ?
Nous avons du mal à raisonner complexe tout simplement parce que nous avons été habitués à un mode de pensée très ancien, défini par Aristote et rendu concret par Descartes dans le cartésianisme.
En souhaitant accéder à une vérité objective, Descartes a érigé en principe le fait de dissocier l’objet du sujet qui l’observe. Cette philosophie qui sépare les choses pour mieux les comprendre a permis à la science, et aux organisations, de faire des bonds extraordinaires.
Ainsi, pour comprendre les grands problèmes, on les a découpé en petits problèmes, isolés, séparés les uns des autres, réduits et simplifiés. De nombreuses lois physiques ont été découvertes grâce à cette approche. Il en va de même des modèles financiers, des principes de gestion des entreprises depuis les débuts de l’ère industrielle comme des méthodes de gestion des grands projets.
Et pourtant… n’avez-vous jamais été gêné pendant vos études lorsque vos professeurs vous disaient en cours de physique « supposons un environnement étanche, sans variation de température, … » ou en cours de finance « supposons un marché liquide, transparent et parfait » ?
Au fond, vous le saviez intuitivement, cela n’existe pas dans la vraie vie. La séparation-simplification-réduction est une approche purement théorique car, en vérité, il existe toujours un élément extérieur qui vient perturber le système.
Et puis résoudre toutes les parties d’un grand problème ne garantit absolument pas la résolution du grand problème pris dans son ensemble…
Mais comment fonctionne la complexité ?
Le plus simple pour appréhender la complexité est d’observer la Nature. En effet, notre corps humain est l’exemple type d’un système complexe. Il contient des milliards de cellules qui interagissent les unes avec les autres… et il semble que cela fonctionne plutôt pas mal !
Voici quelques clés pour comprendre…
Action et rétroaction
On dit trop souvent que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Dans un système complexe, c’est différent. En effet, si l’on part d’une situation initiale sur laquelle on applique une action qui produit un résultat, ce résultat vient modifier la situation initiale. Et exécuter à nouveau la même action ne produira pas le même résultat puisque la situation initiale a changé. C’est ce qu’on appelle la rétroaction.
Pour donner un exemple simple, prenons l’effet larsen : un micro capte un son qui, amplifié par un amplificateur, va être de nouveau capté par le micro et amplifié à nouveau… provoquant un larsen. On trouve toutes sortes de rétroactions en biologie, en physique et en économie. Certaines sont positives et créent un effet d’emballement tandis que d’autres, négatives, génèrent une réduction, un appauvrissement.
Régulation et homéostasie
Pour atténuer les effets d’emballement ou de réduction des mécanismes d’action-rétroaction, les systèmes mettent en place des mécanismes de régulation. C’est le cas du corps humain qui pour diminuer l’effet d’emballement de la température pendant l’activité sportive va déclencher le phénomène de transpiration pour se maintenir à 37 degrés. On dit que les systèmes cherchent l’homéostasie, c’est à dire l’équilibre dans les déséquilibres, une combinaison de mécanismes de stabilisation pour contrecarrer toutes les variations dues aux boucles de rétroactions. Quand on voit combien le débat sur la régulation financière fait rage, on se dit que le système financier n’est plus vraiment homéostatique…
Interaction avec l’environnement
Un système est toujours intégré dans un environnement plus grand (un individu dans une entreprise, une entreprise dans l’économie, … ). Et cet environnement vient toujours à un moment ou à un autre influencer, voire agresser, le système. L’illustration la plus parlante est l’action des concurrents et de leur capacité d’innovation, qui viennent perturber le fonctionnement d’une entreprise avec son marché et ses clients. Rien n’est permanent et un système qui ne sait pas s’adapter disparaît. Les dinosaures en savent quelque chose.
Feed-back d’information
L’information joue un rôle clé dans tous ces processus. En effet, c’est grâce à elle qu’on peut combattre l’entropie, c’est à dire la déperdition d’énergie et le désordre[3], déclencher les mécanismes de régulation et éventuellement modifier la nature des actions pour s’adapter aux évolutions provoquées par l’environnement. On peut faire référence ici aux principes de pilotage comme ceux que l’on trouve dans les avions : les différentes sondes envoient au pilote une série d’informations sur la direction, la vitesse, la force du vent, … afin de l’aider à prendre la décision de corriger le cap ou non. Il va de soi qu’il y a une différence entre la fréquence de l’information et la fréquence de décision. Un pilote d’avion ne change pas le cap à chaque coup de vent. Mais ce sont bien les feed-backs d’information[4] qui permettent au pilote du système de comprendre la situation et de réagir pour s’y adapter.
Dialogiques
L’approche analytique pose souvent un vrai problème de compréhension entre les parties prenantes d’un système car elle juxtapose des objectifs et des points de vue en apparence opposés et irréductibles. C’est par exemple le conflit apparent, dans une équipe projet, entre ceux qui veulent maximiser la qualité et ceux qui doivent contenir le budget. Pourtant, ces dialogiques, c’est à dire ces antagonismes dans la pensée et la communication, qui sont inhérentes, voire caractéristiques, à la complexité du système, peuvent être dépassées afin de trouver des solutions acceptables[5] pour tous les acteurs (à la différence des solutions optimales qui, elles, ne fonctionnent que pour les objectifs d’un seul des acteurs du système).
Vous voilà maintenant familiers avec quelques grands principes de la complexité. Voyons un peu comment ils prennent forme de manière très concrète quand on les applique en entreprise… C’est l’objet du deuxième épisode qui vous racontera comment on peut bâtir des visions et des organisations qui fonctionnent dans le monde d’aujourd’hui.
[1] Introduction à la pensée complexe – Edgar Morin (2005)[2] Théorie Générale des Systèmes – Ludwig Van Bertalanffy (1968)[3] The Mathematical Theory of Information – Claude E Shannon (1971)[4] Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine – Norbert Wiener (1948)[5] Les dynamiques de la rencontre – Gilles le Cardinal (2014)
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