Fédérer dans un environnement complexe – Titouan Martel

Dans le monde de l’entreprise, la complexité est devenue lieu commun. Moult projets émergent et sont aussitôt qualifiés de « complexes », sans que les raisons en soient réellement explicitées. Sur les sites de recrutement, des intitulés comme « Consultant en stratégie et management de projets complexes » fleurissent, mais une lecture attentive des descriptions de poste révèle souvent un manque de lien avec la véritable notion de complexité, telle qu’héritée des travaux d’Edgar Morin.

Posons le cadre en convoquant le spécialiste du sujet. La complexité, selon Edgar Morin, n’est ni le rejet de la simplicité ni une simple addition des éléments constitutifs d’un phénomène. Elle exige une approche ouverte aux contradictions et aux paradoxes qui traversent notre réalité. La pensée complexe vise ainsi à articuler les dimensions multiples et souvent contradictoires du réel, en percevant la relation étroite entre le simple et le complexe.

Pour Morin, la complexité ne réside pas dans la simplification mais dans l’acceptation du caractère indissociable des éléments d’un ensemble. Elle est comparable à une tapisserie, où chaque fil, malgré ses qualités propres, contribue à une entité nouvelle, distincte de la somme de ses parties. Cette notion fait de la complexité un défi, une simplification relative, et une relation : elle ne prétend pas saisir l’essence du monde, mais aspire à l’étudier en intégrant incertitude, ambiguïté et interdépendance.

En ce sens, la complexité se révèle aussi comme un espace d’incertitude et d’ambiguïté, un « fouillis » d’événements et d’interactions qui, mal appréhendé, peut conduire à une segmentation intellectuelle aveugle, générant des spécialistes aux vues étroites et des doctrines dogmatiques.

Ainsi, confrontées à la complexité intrinsèque de leur environnement, où chaque interaction recèle des paradoxes et des ambivalences, les organisations font face à un défi majeur : comment fédérer les individus et les équipes au sein d’un contexte complexe ? Quelles stratégies et quels principes permettent de bâtir une cohésion solide et un engagement collectif lorsque les incertitudes et les interdépendances bouleversent les repères conventionnels ?

Hector vous propose un petit guide pour fédérer dans un environnement complexe.

I. Adopter l’approche systémique pour concevoir l’organisation comme un écosystème interconnecté

Pour naviguer efficacement dans un environnement complexe, une approche systémique permet de percevoir l’organisation comme un écosystème interdépendant, où chaque composant interagit avec les autres et contribue à la cohésion globale :

1. Clarifier la finalité et la vision partagée

Dans un environnement complexe, les organisations doivent d’abord établir une vision partagée, répondant aux attentes des parties prenantes internes et externes. Freeman et McVea (2001) mettent en avant l’importance d’impliquer les parties prenantes pour créer une finalité commune, tandis que Dyer et Furr (2019) soulignent l’importance de structurer cette vision de manière à guider la transformation organisationnelle. Cela crée un socle commun autour duquel fédérer les équipes.

Action : Organiser des ateliers participatifs pour définir la mission et les valeurs, en intégrant les perspectives variées des parties prenantes afin de favoriser l’engagement et l’alignement autour d’une vision commune.

2. Identifier les éléments et interactions du système

Selon Snowden et Boone (2007), le modèle Cynefin permet de catégoriser les situations en fonction de leur complexité, facilitant ainsi l’élaboration de stratégies adaptées. En analysant les interdépendances au sein de l’organisation, cette approche systémique permet de repérer les dynamiques clés.

Action : Utiliser des outils de cartographie, tels que des diagrammes de causalité, pour identifier les relations entre les éléments de l’organisation et les influences mutuelles. Le modèle Cynefin aidera à adapter les décisions aux différents degrés de complexité.

3. Diagnostiquer forces, faiblesses, opportunités et menaces

Anderson (2019) insiste sur l’importance de comprendre les dynamiques émergentes qui influencent la cohésion de l’organisation. L’analyse SWOT, enrichie par une perspective systémique, offre un cadre pertinent pour analyser les forces, faiblesses, opportunités et menaces tout en intégrant les interactions complexes de l’environnement.

Action : Utiliser la matrice SWOT en intégrant les interactions et les effets de rétroaction dans le diagnostic. Cela permet de percevoir les points de convergence et d’anticiper les risques, tout en renforçant la résilience organisationnelle.

4. Fixer des objectifs et des indicateurs adaptés à la complexité

Pour une cohésion efficace, il est essentiel de définir des objectifs alignés avec la vision organisationnelle. Lichtenstein et Plowman (2009) affirment qu’un leadership facilitant l’émergence de structures adaptatives est plus efficace que des plans rigides en contexte complexe. Des indicateurs mesurant la résilience et l’adaptabilité, en plus de la performance, aident à orienter l’action collective.

Action : Définir des indicateurs qui mesurent non seulement la performance, mais aussi la capacité d’adaptation, favorisant un alignement collectif autour de la vision organisationnelle.

5. Élaborer des stratégies prenant en compte les dynamiques systémiques

Les stratégies doivent intégrer les contraintes propres aux systèmes complexes, telles que les boucles de rétroaction et de régulation. Uhl-Bien et Arena (2018) montrent qu’un leadership axé sur l’adaptabilité renforce la cohésion dans les organisations complexes, facilitant ainsi une meilleure gestion des imprévus.

Action : Élaborer des scénarios prospectifs qui anticipent différents futurs possibles, en intégrant des mécanismes de rétroaction pour ajuster les actions en fonction des changements de l’environnement.

6. Mettre en œuvre, évaluer et adapter en continu

L’apprentissage organisationnel est un facteur clé pour évoluer dans un environnement complexe. Argyris et Schön (1978) ainsi que Senge (1990) soulignent l’importance des cycles d’action-réflexion pour une adaptation continue. En favorisant un feedback régulier, les organisations renforcent leur résilience et leur capacité à faire face aux imprévus.

Action : Instituer des points de révision réguliers permettant d’évaluer les progrès et de s’adapter en continu, facilitant l’apprentissage collectif et la résilience.

Ces quelques pistes méthodiques permettent d’instaurer une cohésion durable. En clarifiant la finalité, en identifiant les interactions clés, en adaptant les stratégies aux contraintes systémiques et en favorisant l’apprentissage continu, les organisations peuvent évoluer de manière harmonieuse et fédératrice, tout en répondant efficacement aux défis de la complexité.

II. Ancrer la coopération et la collaboration au sein de votre organisation

Pour fédérer dans un environnement complexe, il est nécessaire que les parties prenantes se sentent impliquées pour concrétiser la vision de l’organisation :

1. Instaurer une culture de confiance et de reconnaissance mutuelle

La confiance et le respect sont des piliers fondamentaux pour créer un environnement où les collaborateurs se sentent valorisés et engagés. Selon Dirks et Ferrin (2001), la confiance favorise la coopération, réduit les conflits et améliore la satisfaction au travail. Par ailleurs, la reconnaissance mutuelle contribue à renforcer l’engagement et le sentiment d’appartenance des employés (Kouzes & Posner, 2012).

Action : Instaurer des rituels de reconnaissance, comme des réunions régulières pour célébrer les réussites et valoriser les contributions de chacun. Des feedbacks réguliers et constructifs renforcent également la culture de respect.

2. Créer des lieux d’échange et de partage de connaissances

Les échanges ouverts et transparents encouragent l’innovation et le partage des connaissances au sein de l’organisation. Nonaka et Takeuchi (1995) démontrent que la création d’un environnement propice au partage des connaissances est essentielle pour que l’organisation bénéficie de l’expertise collective. Edmondson (1999) souligne également que des espaces de dialogue contribuent à instaurer un climat de sécurité psychologique, facilitant ainsi la prise de risques et l’apprentissage.

Action : Mettre en place des groupes de travail ou des communautés de pratique où les employés peuvent échanger leurs idées, expériences et connaissances. Encourager également des ateliers de partage pour renforcer les interactions interservices.

3. Favoriser l’engagement collectif dans les objectifs communs

L’implication des collaborateurs dans la définition des objectifs accroît leur engagement et leur sentiment de responsabilité vis-à-vis de la réussite de l’organisation (Vroom & Jago, 1988). En impliquant les employés dans la prise de décision, Hackman et Oldham (1976) ont montré que cela augmente la motivation et l’engagement.

Action : Organiser des sessions de co-construction pour définir les objectifs communs, en impliquant des représentants de différentes équipes. Cette démarche renforce le sentiment d’appartenance et motive les employés à atteindre les objectifs fixés collectivement.

4. Encourager la diversité des compétences et perspectives

La diversité et la complémentarité des compétences apportent une richesse de perspectives qui stimulent l’innovation. Page (2007) explique que les équipes diversifiées sont souvent plus performantes dans la résolution de problèmes complexes. La transversalité facilite également la collaboration et réduit les silos organisationnels, ce qui permet de tirer parti des compétences variées présentes dans l’organisation.

Action : Former des équipes interfonctionnelles et encourager des projets transversaux. Promouvoir des échanges réguliers entre les départements pour stimuler des approches complémentaires et multidisciplinaires.

5. Adapter les modes de coordination aux besoins spécifiques

Des modes de coordination et de régulation souples sont nécessaires pour répondre aux exigences de situations variées sans alourdir les processus. Mintzberg (1980) montre que des structures organisationnelles flexibles facilitent l’adaptation aux contextes changeants et la gestion efficace des ressources.

Action : Adopter des modes de régulation basés sur des objectifs clairs et des indicateurs de performance adaptés. Mettre en place des processus de suivi flexibles pour évaluer les progrès et ajuster les actions en fonction des besoins, tout en encourageant la responsabilité individuelle.

 

Pour conclure ?

Ce guide, n’est qu’une base : il invite les organisations à évoluer, à tester et à ajuster leurs stratégies au fil du temps, tout en restant attentives aux transformations internes et externes. Les défis à venir, qu’ils soient technologiques, économiques ou sociétaux, exigent de repenser sans cesse les modes de collaboration.

 

Bibliographie :

Argyris, C., & Schön, D. A. (1978). Organizational Learning: A Theory of Action Perspective. Addison-Wesley.

Anderson, P. (2019). Complexity Theory and Organization Science: In Search of Clarity. In R. R. McDaniel & D. J. Driebe (Eds.), Uncertainty and Surprise in Complex Systems: Questions on Working with the Unexpected (pp. 29-40). Springer.

Dirks, K. T., & Ferrin, D. L. (2001). The Role of Trust in Organizational Settings. Organization Science, 12(4), 450-467.

Dyer, J. H., & Furr, N. R. (2019). Leading Transformation: How to Take Charge of Your Company’s Future. Harvard Business Review Press.

Edmondson, A. C. (1999). Psychological Safety and Learning Behavior in Work Teams. Administrative Science Quarterly, 44(2), 350-383.

Freeman, R. E., & McVea, J. (2001). A stakeholder approach to strategic management. In M. A. Hitt, R. E. Freeman, & J. S. Harrison (Eds.), The Blackwell Handbook of Strategic Management (pp. 189-207). Blackwell.

Hackman, J. R., & Oldham, G. R. (1976). Motivation through the Design of Work: Test of a Theory. Organizational Behavior and Human Performance, 16(2), 250-279.

Kaplan, R. S., & Norton, D. P. (1992). The balanced scorecard: Measures that drive performance. Harvard Business Review, 70(1), 71-79.

Kouzes, J. M., & Posner, B. Z. (2012). The Leadership Challenge: How to Make Extraordinary Things Happen in Organizations. Jossey-Bass.

Lichtenstein, B. B., & Plowman, D. A. (2009). The Leadership of Emergence: A Complex Systems Leadership Theory of Emergence at Successive Organizational Levels. The Leadership Quarterly, 20(4), 617-630.

Mintzberg, H. (1980). Structure in 5’s: A Synthesis of the Research on Organization Design. Management Science, 26(3), 322-341.

Nonaka, I., & Takeuchi, H. (1995). The Knowledge-Creating Company: How Japanese Companies Create the Dynamics of Innovation. Oxford University Press.

Page, S. E. (2007). The Difference: How the Power of Diversity Creates Better Groups, Firms, Schools, and Societies. Princeton University Press.

Senge, P. M. (1990). The Fifth Discipline: The Art and Practice of the Learning Organization. Doubleday.

Snowden, D. J., & Boone, M. E. (2007). A Leader’s Framework for Decision Making. Harvard Business Review, 85(11), 68-76.

Sterman, J. D. (2000). Business dynamics: Systems thinking and modeling for a complex world. McGraw-Hill.

Uhl-Bien, M., & Arena, M. (2018). Leadership for Organizational Adaptability: A Theoretical Synthesis and Integrative Framework. The Leadership Quarterly, 29(1), 89-104.

Vroom, V. H., & Jago, A. G. (1988). The New Leadership: Managing Participation in Organizations. Prentice Hall.