CSRD et la double matérialité – Damien Buchet
Bruxelles sort sa boussole pour trouver le cap de la compétitivité
Le 9 septembre 2024, Mario Draghi, homme d’état italien et ancien président de la Banque Centrale Européenne, remet à Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, un rapport sur le futur de la compétitivité de l’Europe. Quatre mois plus tard, cette dernière présentait la « boussole de la compétitivité » visant à opérationnaliser le rapport Draghi. Parmi les directions de cette boussole, est abordée celle de la simplification, matérialisée notamment par une proposition omnibus visant à réviser la publication d’informations en matière de durabilité, le devoir de diligence et la taxonomie.
Le 20 janvier 2025, Stéphane Séjourné, commissaire européen, crée un séisme médiatique dans le petit monde de l’entreprise, en annonçant sur France Inter une possible « suppression du reporting extra-financier » via la publication de la législation omnibus le 26 janvier. Encore loin de supprimer la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), ce récent vent de panique nous donne l’occasion de rappeler les objectifs de cette norme européenne, et de détailler la notion de double matérialité, non affectée par les récents travaux de Bruxelles.
La nouvelle ère des reporting extra-financiers
Adoptée par l’Union Européenne en novembre 2022, la CSRD venait compléter la NFRD (Non-Financial Reporting Directive). Son objectif est d’approfondir les obligations des entreprises en matière de publication d’informations non financières telles qu’elles sont produites aujourd’hui sous la forme de la DPEF (Déclaration de Performance Extra-Financières). Forte des critiques de la forme actuelle de la DPEF, la nouvelle directive instaure un cadre clair et normé avec comme grands objectifs d’améliorer la transparence et la fiabilité des informations communiquées et d’harmoniser les rapports extra-financiers pour permettre une meilleure comparabilité. Derrière ces objectifs, le but est évidemment de renforcer la pertinence des éléments permettant la prise de décision des parties prenantes (les investisseurs, clients, salariés…) et d’inciter les entreprises à améliorer leur considération des problématiques « ESG ».
Une directive pour une durabilité mieux normée
Pour arriver à ses fins, la CSRD vient élargir le nombre d’entreprises concernées par les reportings extra-financiers en redéfinissant les seuils d’application. Ces derniers ont cependant été remis en question par la législation omnibus qui propose une ambition bien moindre de limiter ces obligations aux entreprises de plus de 1 000 salariés, ayant un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros ou un total de bilan de 25 millions d’euros.
Par ailleurs, la CSRD s’appuie sur des normes développées par l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group). Ces normes, dites ESRS (European Sustainability Reporting Standards), sont au cœur de l’objectif de standardisation des informations extra-financières. Les normes générales définissent les principes et les exigences de base pour le reporting de durabilité, et les normes thématiques sont réparties en trois grands thèmes « Environnement, Social et Climat ». Ces normes, visées par le projet omnibus, seront allégées dans leurs exigences, voir supprimées pour les normes dites « sectorielles ».
La double matérialité : une révolution dans le reporting ESG
Un apport majeur de cette nouvelle réglementation est le principe de double matérialité. La notion de matérialité trouve sa genèse dans le champ lexical comptable, elle y qualifie l’importance d’une information en fonction de son contexte. Ainsi, un montant financier peut être considéré comme « non matériel » si son omission, son obscurcissement ou son inexactitude n’affecte pas les performances économiques et les perspectives de l’entreprise.
La CSRD innove en appliquant cette notion aux informations non-financières, les entreprises concernées devront donc envisager leurs analyses de matérialité selon deux axes :
- La matérialité financière, ou la vision « Outside-in », examine l’impact des enjeux sociétaux et environnementaux sur la performance économique de l’entreprise
- La matérialité d’impact, ou la vision « Inside-out », analyse l’effet des activités de l’entreprise sur la société et l’environnement
Ainsi, et en contre-pieds de l’approche américaine des standards de reporting extra-financier qui n’envisage qu’une matérialité financière, cette norme inscrit un changement de paradigme dans la manière d’envisager l’activité économique des entreprises concernées au sein de leur cadre social et environnemental. Par ailleurs, elle prend en compte les activités propres de l’entreprise ainsi que celles de l’ensemble de sa chaîne de valeur, en amont comme en aval, y compris par l’intermédiaire de ses produits et services, ainsi que de ses relations d’affaires.
Ainsi, la double mesure de matérialité, en complément du cadre normatif des ESRS, implique une nouvelle méthodologie de la qualification et de l’évaluation des informations ESG. L’analyse de matérialité se déroule en plusieurs étapes visant donc à identifier et hiérarchiser les enjeux de durabilité de l’entreprise, selon son secteur d’activité, ses processus opérationnels mais aussi une étude complète de sa chaîne de valeur. L’identification des enjeux susceptibles d’être matériels doit notamment s’appuyer sur la consultation des parties prenantes internes et externes (investisseurs, clients, ONG, etc.). Ces enjeux de durabilités, tels que définit par l’ESRS 1, peuvent correspondre à des impacts, des risques ou des opportunités (IRO) :
- Les impacts réfèrent aux effets directs ou indirects des activités de l’entreprise sur l’environnement, la société ou l’économie. Par exemple, les émissions de gaz à effet de serre issues de la chaîne d’approvisionnement ou les impacts sociaux liés aux conditions de travail.
- Les risques incluent les menaces potentielles qui pourraient affecter l’entreprise en raison des enjeux ESG. Cela peut concerner des risques climatiques, réglementaires, ou encore réputationnels si les attentes des parties prenantes ne sont pas respectées.
- Les opportunités, quant à elles, englobent les bénéfices que l’entreprise peut tirer d’une stratégie proactive en matière de durabilité : réduction des coûts grâce à l’efficacité énergétique, accès à des marchés émergents liés à la transition écologique ou encore amélioration de l’attractivité auprès des investisseurs et talents.
L’identification des IRO est indispensable pour établir une vision cohérente des enjeux de durabilité et pour s’aligner avec les exigences normatives de la CSRD. Par cette approche, les entreprises ne se contentent pas d’un exercice de conformité, mais participent activement à une transformation durable de leurs activités, contribuant à la fois à la création de valeur et à la transition vers un modèle économique responsable.
Pour conclure
La CSRD constitue un tournant majeur dans l’évolution du reporting de durabilité, en imposant aux entreprises de divulguer de manière détaillée et harmonisée leurs performances en matière environnementale, sociale et de gouvernance. Le principe de double matérialité, qui en découle, exige que les entreprises analysent à la fois les impacts de leurs activités sur la société et l’environnement, ainsi que les risques ESG susceptibles de nuire à leur performance financière. Malgré sa récente revue par l’omnibus, il s’agit là d’une réelle reconnaissance des attentes croissantes des différentes parties prenantes d’informations sur les impacts qu’ont ces entreprises dans des enjeux globaux que sont, à titre d’exemple, la crise climatique ou la condition des travailleurs.
Ainsi, en intégrant la durabilité au cœur de leur stratégie avec la CSRD et le principe de double matérialité, les entreprises ne se contentent pas de répondre à des obligations réglementaires : elles s’alignent avec les aspirations d’une société en transformation et de plus en plus en quête d’une croissance responsable.