« Pardon, j’écoutais pas… » 1/4

Comment les nouvelles formes de travail finissent par détruire notre attention ? – Pierre Socirat

Je regardais il y a quelques jours cette vieille interview[1] de Simon Sinek où il dénonçait le comportement des individus qui pianotaient sur leur smartphone au moment de démarrer une réunion puis le plaçaient ensuite ostensiblement sur la table, prêts à tout interrompre pour prendre un éventuel appel forcément bien plus important que ce que pouvait raconter leurs interlocuteurs… Il fustigeait le manque d’attention et l’incorrection vis-à-vis des collègues ainsi que la chute de performance que cela entraînait collectivement.

C’était il y a 7 ans. Et les choses se sont considérablement aggravées depuis…

Le confinement, grand déflagrateur de nos modes de travail

Le premier confinement de 2020[2] a considérablement transformé nos vies professionnelles. Il a notamment permis de généraliser le travail en visioconférence. Je ne parle volontairement pas de télétravail car le confinement, c’était plutôt du home office total, immensément long et forcé. Le confinement aura eu finalement un seul effet positif : convaincre les managers, y compris les plus rétifs, qu’un collaborateur peut tout à fait être performant quand il travaille de chez lui.

Les conséquences du confinement sur nos modes de travail ont été nombreuses et, à y regarder de plus près, assez peu maîtrisées. Les entreprises se sont emparées de cette expérience pour généraliser le télétravail (auparavant, quelques accords prudents existaient çà et là), pour en étendre le nombre de jours (presque jusqu’à mi-temps) et, dans une grande vague de « réinvention des modes de travail », pour passer au flex-office. Sur ce dernier point, personne n’a été dupe : ce sont les réductions de mètres carrés, et donc de coûts, qui en ont été les vraies raisons.

Pour les salariés, la généralisation et l’extension du télétravail a consisté aussi à s’entendre dire « tu es mieux chez toi qu’ici ». Quant au flex-office, c’est également envoyer un signal du type « tu n’as pas ta place ici ». Dans une période où l’on reparle de désengagement des collaborateurs, ce n’est pas très heureux…

Le déploiement de nouvelles formes de travail sans s’intéresser au travail.

Ces formes de travail ont été déployées sans véritablement tenir compte, du point de vue sociologique, des cultures de travail. Ainsi, si une équipe projet est à l’aise avec le nomadisme, son existence étant par principe limitée dans le temps et mouvementée de tous les aléas projet, elle ne sera pas perturbée par le flex-office et y trouvera même une plus grande facilité à constituer un plateau projet. A l’inverse, pour une fonction support, à qui l’on demande régularité, précision et qualité dans l’exécution de tâches récurrentes, le flex-office est une aberration : la stabilité qu’elle est censée produire s’accorde mal avec l’incertitude de trouver une place fixe au bureau. Elle sera en revanche probablement plus à l’aise avec un peu de télétravail qui lui permettra de se concentrer sur l’exécution de certaines tâches sans être dérangée tandis que les équipes projet auront davantage de difficulté à coopérer[3] en étant sans arrêt à distance. Des cultures de travail différentes et pourtant un traitement du cadre de travail identique…

Sur le plan psychologique, les salariés qui ont besoin de s’isoler pour réfléchir (par exemple, en Process Communication[4], ceux qui ont pour base le type de personnalité « Imagineur ») vont détester le flex-office. Eux qui étaient déjà très mal à l’aise avec l’open space…

De même, les profils ayant des capacités relationnelles hors normes peuvent être malheureux voire en colère (on en connaît) avec le télétravail imposé, la distance empêchant la possibilité d’exercer leur talent si particulier et si utile pour l’entreprise.

Le télétravail aurait pu être réservé aux tâches propices à être réalisées au calme, sans interaction avec les autres (ce qu’on a pu observer par exemple avec les comptables en période d’arrêté des comptes, pendant la phase de rapprochement comptable). Mais non. Le télétravail a été réglé suivant une approche calendaire. Il s’est aligné progressivement sur les besoins personnels des salariés : le mercredi quand on a des enfants, le vendredi ou le lundi quand on a une résidence secondaire… c’est caricatural mais assez vrai en réalité.

L’application de ces « normes », en suivant des phénomènes de mode (car celui qui n’est ni « open », ni « TT », ni « flex » sombre dans la ringardise la plus méprisable), n’a jamais pris en compte ni le travail, ni les cultures d’équipes et encore moins la psychologie des salariés.

Le résultat est donc à ce stade très critiquable : en plongeant dans une modernité sans véritable réflexion ni adaptation, on a réussi non seulement à ne pas tirer profit des possibilités de ces nouvelles formes de travail mais à dégrader la qualité du cadre de travail et, in fine la performance collective.

[1] Simon Sinek on Millennials in the Workplace https://youtu.be/hER0Qp6QJNU?feature=shared

[2] NB : je parle des métiers « cols blancs », ceux qui se pratiquent dans un bureau

[3] Il s’agit ici de la coopération au sens de la sociologie d’entreprise et de la Théorie de la Régulation Sociale de Jean-Daniel Reynaud, c’est-à-dire la capacité des collaborateurs à trouver des solutions hors des règles et procédures

[4] https://www.kcf.fr/quest-ce-que-le-process-communication-model/