« Pardon, j’écoutais pas… » 2/4

La visio, le truc auquel on se connecte pour mieux se déconnecter des autres – Pierre Socirat

Résumé de l’épisode précédent :

Le confinement a transformé nos vies professionnelles. Il a eu notamment pour effet de généraliser le télétravail. Cependant, la manière dont il a été le plus souvent mis en place – c’est-à-dire sans véritablement appréhender ni la nature du travail ni la psychologie des salariés – n’a pas permis de tirer profit des possibilités de cette nouvelle forme de travail mais plutôt à dégrader la qualité du cadre de travail et, in fine la performance collective.

Et la visio dans tout ça ?

Episode 2/4 : La visio, le truc auquel on se connecte pour mieux se déconnecter des autres

Intéressons nous maintenant aux fameuses visio-conférences. On a assisté en quelques années à de grandes avancées technologiques : depuis le confinement, les problèmes de bande passante ont été résolus (assez vite d’ailleurs) et les logiciels se sont considérablement améliorés (moins gourmands… quoique… les nouvelles fonctionnalités finissent par peser sur la performance aujourd’hui). Les logiciels les moins efficaces (Skype notamment) ont été abandonnés et Teams a mis les bouchées doubles pour ne pas se laisser dépasser par Zoom. Enfin, les salariés ont été massivement équipés en ordinateurs portables avec caméra et en casques avec micro pivotant, les faisant tous ressembler à des pilotes de ligne…

C’est la norme aujourd’hui. Ça ne l’était pas avant le confinement, c’est-à-dire il y a à peine quatre ans.

Du « tout visio » du confinement (et des 13 mois qui ont suivi pour les métiers « télétravaillables », car il ne faut pas oublier que les salariés exerçants des métiers « télétravaillables » ont en réalité eu droit à une sorte de confinement professionnel de 15 mois entrecoupés de vacances et plombés par des couvre-feux), du « tout visio » du confinement donc, on est passé avec joie au « tout hybride ».

L’hybride, mot à la sonorité suave et mystérieuse qui masque habilement ce que l’on pourrait plutôt qualifier de pénible. L’hybride, c’est l’inégalité. En effet, comment permettre à un groupe de personne d’accéder aux mêmes informations et à l’égal accès à la parole quand certains sont dans une pièce et d’autres à distance ?

Pour compenser cet état de fait, les collaborateurs vont développer des trésors d’adaptation : attendre chacun son tour pour parler (empêchant ainsi la spontanéité), élever la voix pour ceux qui sont en présentiel afin que ceux qui sont à distance puissent entendre, tendre l’oreille pour ceux qui sont à distance afin d’essayer de comprendre ce qui se dit sans demander en permanence de parler plus fort à ceux qui sont en présentiel, etc.

Là encore, les conditions d’équipement constituent un préalable incontournable. Bien qu’équipés en ordinateurs portables, en logiciels performants et dotés de bandes passantes généreuses, les salariés qui ne bénéficient pas de salles de réunion correctement équipées en écran, micros et haut-parleurs de qualités ne peuvent en réalité pas travailler efficacement en mode hybride.

Tout semble donc progressivement s’améliorer. Pourtant, la qualité du travail se dégrade, inéluctablement.

Comment expliquer ce paradoxe : nous n’avons jamais été aussi bien équipés et nous n’avons jamais aussi mal travaillé ?

La réponse est clairement ailleurs, dans les angles morts des pratiques et des habitudes qui sont parfois devenues des normes culturelles et qui n’ont jamais été véritablement scrutées, dévoilées et correctement régulées quand c’était nécessaire.

La caméra, la mère de toutes les batailles

La première dégradation vient de l’usage, ou plutôt du non-usage, de la caméra. Rappelons nous de l’étude de Berberian en 1967 (Université de Californie). Quoiqu’un peu rediscutée aujourd’hui, elle démontre que, dans la communication, le verbal compte pour 7%, le vocal (intonation) pour 38% et le visuel (les postures physiques et attitudes) pour 55%.

Pourtant, une visio, c’est échanger avec un collègue réduit à un « tronc » et avec des problèmes de son plus ou moins mineurs mais récurrents. En clair, par rapport à la réunion physique, la visio est tout simplement nulle : on ne capte qu’une infime partie des messages qu’on recevrait en présentiel.

Mais ce n’est pas tout. Si la qualité de la communication en visio est déjà dégradée par nature, beaucoup de collaborateurs n’allument tout simplement pas leur caméra !

Au début, couper la caméra était une consigne donnée par les entreprises elles-mêmes pour préserver la bande passante réseau aux premiers jours du confinement. Cela n’a duré que deux semaines mais cette consigne a été assez intériorisée (elle est parfois reprise aujourd’hui au motif de l’écologie… mais entre le coût carbone d’une visio et le gâchis d’un projet qui n’avance pas, difficile de savoir lequel a la pire empreinte écologique).

Deuxième argument des anti-caméra : le respect de l’intimité des foyers des collaborateurs. Couper la caméra permettait d’éviter les commentaires peu amènes sur le rangement ou la décoration intérieure de son chez soi. Sauf que la mise à disposition de fonds virtuels a été très vite généralisée dans les outils de visio, réglant définitivement le problème d’intimité…

On a aussi beaucoup entendu un argument pseudo juridique sur le droit à l’image (la CNIL à ce sujet était assez frileuse, souhaitant préserver notamment l’anonymat des personnes vivant sous le même toit que le télétravailleur… jusqu’à la généralisation des fonds virtuels, ce qui l’a fait évoluer : elle ne considère plus aujourd’hui qu’on puisse parler de droit à l’image quand ils sont utilisés et considère même que la caméra peut être imposée sans problème dans ce cas)

Enfin, certains coupaient leur caméra au motif que certains farceurs s’amusaient à prendre des photos ou des copies d’écran pour se moquer de leurs collègues (bienvenue au jardin d’enfant…).

Bref, aucune de ces excuses ne tient et pourtant les caméras restent coupées.

Il y a pourtant une double explication, dont la deuxième semble de plus en plus crédible.

La première est la tenue vestimentaire. Il y a un flou total sur les règles concernant la vêture en télétravail. En effet, puisqu’on est chez soi, peut-on s’habiller « comme à la maison » ou, contraire, parce ce qu’on est en train de travailler, doit-on s’habiller « comme au bureau » ? Ce n’est pas clair et tout est permis. Cependant, les tenants de la tenue décontractée savent bien au bout d’un temps que le vieux t-shirt informe qu’on aime tant fait mauvais effet dans une réunion de travail, a fortiori si le patron est connecté. Alors on coupe la caméra.

Néanmoins, la caméra reste coupée, y compris pour ceux qui sont au bureau… et donc a fortiori pour ceux qui sont habillés pour la circonstance. Il doit y avoir une autre explication encore plus convaincante !

L’autre explication justement est que les gens coupent leur caméra tout simplement pour se permettre de faire autre chose que de suivre la réunion.

Cela pouvait être une tâche d’ordre privée (qui n’a pas épluché des patates pour préparer une purée aux enfants vers 19 heures, après la 10ème réunion en visio de la journée et que l’heure du dîner approchait ?). Mais c’était plutôt à l’époque du confinement.

Aujourd’hui, la caméra est coupée pour faire autre chose… de professionnel.

Mais pourquoi faire ça ? Là encore, il y a plusieurs causes inter mêlées. La première, c’est que les réunions en visio, c’est fatiguant. On s’y ennuie ferme, on voit mal, on entend mal, on ne peut pas prendre la parole comme on veut. Bref, c’est vraiment fastidieux. Alors on décroche et on est tenté par autre chose. On a pourtant bien essayé de donner un coup de fouet aux réunions en réduisant leur durée. Mais, à enchaîner les points de 30 minutes, on tombe dans le zapping permanent, c’est épuisant et l’énergie pour se concentrer se vide à toute allure.

Si nos réunions en visio sont loin d’être la panacée, elles sont toutefois rentrées dans nos habitudes de travail. On a beaucoup glosé sur l’hybride mais, la réalité, c’est que nous avons accepté de travailler en conditions assez dégradées. D’autres conséquences sont apparues sur notre niveau de concentration mais ont été minorées par quelques croyances comme le multitasking et le don d’ubiquité qui ont été construites pour nous persuader de notre efficacité malgré tout…

Ce sera justement l’objet du prochain épisode.