« Pardon, j’écoutais pas… » 3/4

Multitasking et ubiquité : les mythes idiots du travailleur moderne – Pierre Socirat

Résumé des épisodes précédents :

Le confinement a transformé nos vies professionnelles. Il a eu notamment pour effet de généraliser le télétravail. Cependant, la manière dont il a été le plus souvent mis en place – c’est-à-dire sans véritablement appréhender ni la nature du travail ni la psychologie des salariés – n’a pas permis de tirer profit des possibilités de cette nouvelle forme de travail mais plutôt à dégrader la qualité du cadre de travail et, in fine la performance collective.

Et la visio dans tout ça ? La visio est un outil qui nous déconnecte des autres : à mal voir, mal entendre, voire à ne pas mettre sa caméra… on travaille en conditions dégradées sans s’en rendre compte.

A tout cela s’ajoutent les fausses croyances du multitasking et de l’ubiquité. Ou comment être définitivement partout et donc nulle part…

Multitasking et ubiquité : les mythes idiots du travailleur moderne

Faisons maintenant une pause dans nos observations. Il est temps d’évoquer deux mythes : le multitasking et le don d’ubiquité.

Le multitasking a longtemps été présenté comme une faculté, celle de mener plusieurs tâches de concert. On a beaucoup dit que le multitasking était l’apanage des femmes (probablement une manière finalement assez malhonnête de valoriser leurs talents afin de mieux cacher le déséquilibre dans le partage des tâches ménagères : mon amour, tu es si douée à faire plusieurs choses en même temps… voilà ce qui explique pourquoi tu en fais autant).

Le multitasking n’existe pas. C’est un mythe. Le cerveau de peut pas faire deux choses compliquées à la fois. Cela a été maintes et maintes fois démontré par les chercheurs en sciences cognitives[1]. L’illustration la plus efficace est la conduite automobile. Vous pouvez tout à fait discuter en conduisant. Mais si la voiture devant vous commence à zigzaguer, vous allez vous taire et vous concentrer sur la route. On peut donc avoir une tâche routinière en parallèle d’une tâche complexe mais nous sommes tout bonnement incapables physiologiquement de nous concentrer pleinement sur deux tâches de fond en même temps. Finalement, c’est peut-être le simple fait de « croire » qu’on peut être multitâches qui peut nous profiter, en stimulant notre souplesse et notre niveau d’activité mais c’est tout. Car en réalité, nous ne le sommes pas. Multitâches.

Le deuxième mythe est celui de l’ubiquité. L’ubiquité, c’est la faculté d’être à plusieurs endroit en même temps. Ça n’existe pas non plus[2]. Actuellement, on rêve d’univers parallèles et la physique quantique nous le fait miroiter mais, dans nos vies d’aujourd’hui, on ne peut pas encore être en deux lieux à la fois.

Alors, quand on ne met pas la caméra, le plus souvent, c’est pour alimenter ces deux mythes. On pourrait très bien répondre à un email tout en écoutant une réunion (mais personne ne le verra puisque la caméra est coupée). En réalité, on écoute d’une oreille distraite et la seule tâche de routine que notre cerveau est capable de faire c’est nous alerter quand notre prénom est prononcé. On active alors le micro mais, comme nous n’avons évidemment rien suivi du tout, on prononce alors cette phrase si entendue aujourd’hui : « Pardon, j’écoutais pas… ».

On observe donc que de plus en plus de réunions ne sont que des juxtapositions d’interventions autonomes, sans lien avec les échanges qui ont précédé ni avec ceux qui vont suivre, où l’on répète ce qui a été dit… voire où l’on énonce des choses sans rapport avec la discussion. C’est un cauchemar pour celui ou celle qui doit faire le compte-rendu : personne ne s’écoute, personne ne se concentre, rien n’avance.

Le summum de tout c’est cette prétendue ubiquité. Certains poussent le vice à prévenir qu’ils ne peuvent participer à une réunion, étant déjà pris dans une autre, mais « si vous avez besoin de moi, envoyez-moi un message par Teams et je quitterai ma réunion pour me connecter à la vôtre ». Voilà comment on pense pouvoir résoudre le phénomène de trop-plein de réunions : en croyant qu’on peut en suivre plusieurs en même temps.

Bien sûr on trouvera toujours des promoteurs qui défendront le multitasking et la visio à tout crin. En mettant en avant par exemple le cas particulier, qui fonctionne très bien par ailleurs, des développeurs informatiques qui exécutent un plan de travail très précis et étanche et qui le font très bien à distance. Ou en encore en prétendant que le cerveau évolue et qu’il est tout à fait capable de gérer plusieurs choses en même temps… et comme disait Darwin, si le vôtre ne sait pas le faire, c’est que vous appartenez à une version dépassée de votre espèce. Mais, ces arguments sont anecdotiques et spécieux, un peu comme les partisans des jeux vidéo qui expliquent doctement que cela permet de développer des facultés de création ou de performance, masquant au passage à quel point ils sont potentiellement destructeurs pour les cerveaux humains, notamment ceux des adolescents, quand leur temps de jeu n’est pas régulé.

Concernant nos attitudes en réunion, on atteint des sommets quand ce qui était fait en catimini jusque-là finit par s’afficher en toute transparence et sans le moindre remords. Aussi peut-on observer aujourd’hui des réunions physiques où tous les gens autour de la table ont sorti leur ordinateur portable et pianotent sans vergogne, laissant le pauvre animateur parler seul devant un peloton de collègues en train de faire ostensiblement autre chose.

Alors quand il interpelle l’un d’entre eux, toujours la même réponse « Pardon, j’écoutais pas… ».

Quand on est partout, on est nulle part. Nos interventions sont hors contexte et c’est du temps et de l’énergie perdus. Rien n’avance, les décisions importantes ne sont pas prises (ou sont mal prises), les projets pataugent, l’entreprise brasse du vent.

Au point où on en est, il y aura bien un petit malin, épris de progrès technologique, qui finira par dire qu’il suffit d’enregistrer les réunions et de faire rédiger le compte-rendu par une IA générative.

On ne voit pas en quoi cela résoudrait le problème de l’incohérence des propos tenus lors de la réunion. Par ailleurs, cela rajoutera des emails à la centaine reçus chaque jour… on va donc dépenser pour installer une IA qui produira des comptes-rendus que personne ne lira… et à qui on finira pas demandera de les synthétiser… Une sorte d’IA en boucle. Si c’est ça le progrès…

Les messageries instantanées : la dernière touche pour définitivement tuer notre attention et nos cerveaux

Tout contribue par conséquent à nous mettre dans un état de zapping permanent. Nous ne sommes jamais à ce que nous faisons. Obsédés par la vitesse et entraîné comme des moutons par les phénomènes de mode et les mauvaises pratiques, nous finissons par ne suivre aucune réunion, ne jamais être là où on a besoin de nous, ne rien entendre et ne rien comprendre.

Il convient d’ajouter à ce beau tableau l’effet des messageries instantanées. On savait que Messenger, Whatsapp, Snapchat et les autres, bien qu’issus de notre sphère privée, étaient sources de distraction dans notre travail. Et la messagerie instantanée Teams du bureau est en train elle aussi de grignoter nos capacités de concentration.

Ce genre de messagerie nous inonde de messages courts et nous empêche de prendre du recul, de comprendre les choses dans leur ensemble, de distinguer l’important du secondaire, de déployer une pensée structurée. On finit par présumer que puisque toute l’information a été donnée en temps réel, nos interlocuteurs sauront réagir à bon escient. Mais submergés par les multiples canaux, eux-mêmes saturés de multiples messages, ils ne peuvent plus trier, hiérarchiser, intégrer…

Petite question au passage : il ne vous est jamais arrivé de chercher à retrouver une information en passant de teams, à whatsapp, aux emails… en vous demandant bien où vous avez pu la lire ?

Nous répondons aux emails, au messages Teams qui clignotent en permanence et à notre smartphone qui nous envoie des notifications en continu… alors les réunions en visio, avec tous ces messages…

En 2009, les TED talks ont été créés en limitant l’intervention des orateurs à 18 minutes, temps de concentration jugé maximal par les participants. Une étude du National Center for Biotechnological Information a mesuré en 2023, soit 14 ans plus tard, que la durée d’attention moyenne des êtres humains était tombée à 8 secondes.

Rapprocher ces deux durées est très certainement discutable. Pourtant, nous constatons bien que nous avons une difficulté de plus en plus importante à rester concentrés dans nos journées de travail. Ces nouvelles technologies, liées aux nouvelles formes de travail, sont aussi géniales que dévastatrices.

Alors, que pouvons-nous faire ? Sommes-nous condamnés à ne plus nous concentrer sur rien ? C’est l’objet du prochain épisode.

[1] Salvucci, D. D., & Taatgen, N. A. (2008). Threaded cognition: An integrated theory of concurrent multitasking. Psychological Review, 115(1), 101–130

[2] Rappelez-vous la grinçante nouvelle de Marcel Aymé « Les Sabines »